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Jérôme de Galand ne se décourageait point, bien qu’il eût enregistré trois échecs successifs en sa recherche d’Éléonor de Montjouvent qui, selon toute apparence, se tenait sur ses gardes.

Une première fois, elle venait de changer brusquement de logis sans indiquer le nouveau lorsque le général de police se présenta. Une deuxième fois, lors d’une soirée vouée au culte de Satan, elle s’était retirée si vite que le policier, prévenu tardivement par le simoniaque, la manqua de quelques minutes. Enfin, la troisième fois, et tandis que le dispositif de police semblait aussi discret qu’efficace, Éléonor de Montjouvent n’était point venue, sans prévenir ceux qui l’attendaient.

Le policier, que sa nature ne poussait point au découragement, ne voulait retenir en tout cela que deux points satisfaisants. Ainsi, le premier, où son informateur simoniaque se montrait loyal et désireux d’être fidèle à sa promesse. Le second tenait à la qualité des renseignements transmis par ce même informateur : l’homme se montrait à l’usage remarquablement précis et fin connaisseur du sujet qui les occupait l’un et l’autre.

La suite était donc affaire de patience et d’une pincée de chance – et non de soufre, songea-t-il, amusé. Mais Jérôme de Galand, s’il possédait sans conteste la ténacité, ne doutait pas que la bonne fortune finirait par lui sourire.

Le policier déambulait seul en les rues, une garde discrète et silencieuse le suivant et le précédant à peu de distance. De loin en loin, des hommes et quelques femmes lui adressaient discrets petits signes de reconnaissance, furtifs et respectueux. Souvente fois, il s’agissait de truands saluant à leur manière un homme qui les avait arrêtés, ou les arrêterait un jour.

Pensif, Jérôme de Galand pénétra dans une auberge où il avait ses habitudes et dont le propriétaire et quelques familiers du lieu l’avaient surnommé « le chat ».

Le chat, parce qu’un jour, d’un vif mouvement de tête, il avait évité un adroit lancer de poignard à un doigt de son visage. Le chat en raison également de ses habits noirs et lustrés de vieux matou batailleur et rusé, de son regard fixe et de sa délectation du poisson.

Celui-ci manquant ce jour, Jérôme de Galand dîna légèrement de passereaux et de merles ainsi que de quelques beignets. Il buvait de l’eau, ayant le vin en horreur, et mâchait avec lenteur, le regard perdu vers un mur, indifférent au fait qu’autour de lui, toutes les tables se trouvaient vides sans que se présentassent preneurs.

Non sans inquiétude, il songeait à ses amis « Foulards Rouges ». Certes, la cachette en l’hôtel de Carnavalet faisait merveille tout comme le « propriétaire », Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt, qui se rendait aux réunions des chefs de la Fronde, raillait avec esprit « le Mazarin », bref, jouait un jeu tout de duplicité et de finesse.

Mais d’un autre côté, le prince de Condé s’agaçait et promettait forte récompense à qui permettrait la capture de « la bande des Foulards Rouges ». Cependant, avec la catastrophe du « Coq Noir » et le guet-apens en l’arrière-cour du Faubourg Saint-Victor où ses agents furent abattus sans pitié, le prince avait perdu quelques éléments de réelle valeur et se trouvait ainsi aveugle et sourd là où quelques renseignements auraient sans doute permis de limiter l’action des « Foulards Rouges », voire de permettre qu’ils fussent anéantis.

Le baron Jérôme de Galand mordit dans un beignet et mastiqua longuement en songeant qu’à multiplier les actions, ses amis multipliaient pareillement les risques et qu’on ne peut éternellement défier la chance sans qu’elle vous abandonne un jour.

Assombri, le policier reposa le beignet, jeta une pièce sur la table et sortit, indifférent au profond silence qui, brusquement, saluait son départ.

Les Foulards Rouges tentaient d’être partout où leur action pouvait nuire à la Fronde ou aider le roi et ses fidèles.

Un jour, le comte de Nissac provoquait en duel un gentilhomme proche de Gaston d’Orléans et le tuait promptement : l’homme s’occupait à mettre sur pied un service d’espionnage qui aurait pu être dommageable à la couronne.

Une autre fois, des bandes payées par le prince de Condé pillaient le bureau des entrées des marchandises : une charge de poudre fit grand carnage parmi les créatures du prince.

Fin avril, avant le retour des Foulards Rouges, le prévôt des marchands et les échevins convoqués au Palais du Luxembourg en furent expulsés par les princes à l’instant où, à l’extérieur, la foule montée par les agents de Condé réclamait leurs têtes. Jetés dehors, ils furent reçus à coups de bâton, leurs carrosses détruits, le prévôt lynché, plusieurs échevins blessés tandis que monsieur le prince riait à ce navrant spectacle. Dès leur arrivée, Nissac et les siens prirent en charge les magistrats survivants et les firent mener, par chemins compliqués mais sûrs, à la Cour.

En ce mois de mai, la duchesse de Bouillon, sœur du maréchal de Turenne, fut assaillie en son carrosse par la populace tandis que, se sachant menacée, elle cherchait à fuir Paris. Un homme tenta même de l’étrangler et la duchesse suffoquait déjà lorsqu’une lame discrète, tenue par Fervac, cisailla la moelle épinière de l’agresseur. Mêlés aux émeutiers, vêtus en crocheteurs et ayant ôté leurs foulards rouges, Nissac et les siens, qui savaient parler haut, sauvèrent la sœur du maréchal de Turenne en la faisant conduire chez Gaston d’Orléans qui, à contrecœur, ne put faire moins que la recevoir. Apprenant la chose peu ensuite, et le beau geste de Nissac, le maréchal se retira pour cacher ses larmes, dit-on, tant il se trouvait en grand état d’émotion et de reconnaissance.

Tous ces rapports, scrupuleusement envoyés à Mazarin qui, avec la Cour, avait regagné Saint-Germain-en-Laye, faisaient le grand bonheur du cardinal qui les lisait et relisait plusieurs fois, le soir, devant sa cheminée.

Ces actions multiples et rapides, et bien d’autres encore, des Foulards Rouges, démoralisaient les gens de la Fronde qui croyaient les hommes de Nissac des milliers, anonymes en les rues et qu’on ne voyait, par grand paradoxe, que le visage couvert des célèbres foulards – autant dire qu’on ne les voyait point dès encore qu’on les voyait !

En cela qu’elles mettaient grande insécurité au cœur même de la puissance de la Fronde, ces actions étaient fort utiles mais Nissac attendait son heure pour frapper bientôt beaucoup plus fort.

Et l’occasion se présenta.

Prévenu par Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt, Nissac apprit que « la Grande Mademoiselle » et trois de ses plus belles amazones frondeuses se rendaient à Étampes, une place de toute première importance, commandée par Tavannes. Celui-ci, galant homme, avait prévu de ranger sa belle armée pour une revue passée par les quatre jeunes femmes, après quoi, les soldats pourraient se disperser alentour pour boire et s’amuser à leur convenance.

Les choses se passèrent bien ainsi qu’il était prévu à ceci près que l’armée royale de Turenne, avec la vitesse de l’éclair, tomba sur l’armée dispersée de la Fronde. En fait, c’était coup adroit et exacte répétition de l’action de Condé lors de la bataille de Bleneau mais, cette fois, inversée aux dépens du prince.

L’effet de surprise joua totalement et la panique s’empara des soldats de Condé qui eurent mille morts et autant de prisonniers, les survivants gagnant Étampes à bride abattue afin de s’enfermer en la ville aussitôt assiégée par monsieur de Turenne.

L’armée du prince se trouvait bloquée, et Mazarin en position de force.

À la Cour, on exultait.

Mais seuls le roi et Mazarin savaient que ce succès inespéré lui venait des renseignements précis envoyés par Nissac qui dépêcha en un temps d’extrême rapidité deux parmi ses meilleurs Foulards Rouges. Chose très inhabituelle, qui n’était point en sa manière, le comte insistait en un dernier paragraphe assez personnel sur les très grands mérites et qualités de ces deux hommes. Ces deux hommes très précisément.

Le cardinal sourit, n’étant point dupe. Au reste, à force de lire des rapports, il avait le sentiment de bien connaître ce petit homme brun appelé Anthème Florenty, et qui fut faux saunier avant que d’être Foulard Rouge, et redoutable au mousquet.

Mais Maximilien Fervac lui plaisait davantage encore. Lieutenant aux Gardes Françaises, considéré, après Nissac, comme une des meilleures lames du royaume, bel homme souriant, d’esprit vif et d’une éloquence facile, le Premier ministre se souvenait parfaitement de son rôle de première importance en l’affaire du « Coq Noir » qui ridiculisa une fois de plus le duc de Beaufort – que le cardinal haïssait – et décapita le service des agents de Condé.

Mazarin ne renvoya point immédiatement les deux hommes et les reçut le lendemain en une salle où se tenaient huissiers et secrétaires qui semblaient réunis en l’attente d’une cérémonie.

Puis, le roi entra, Mazarin à sa gauche et, croyant défaillir, les deux Foulards Rouges devinrent barons de Fervac et de Florenty en quelques instants.

Lorsque les deux nouveaux barons, chancelant de fierté, se retirèrent, le jeune Louis XIV observa en souriant son Premier ministre et lui dit :

— Pour les combler ainsi, je crois que vous les aimez beaucoup trop, ces messieurs des Foulards Rouges.

— Comme on aime ses enfants, sire. Et que sont-ils d’autre, au fond ?

Le visage du jeune monarque s’assombrit.

— N’oubliez pas qu’ils vivent à tout instant au milieu des plus grands périls et qu’avant la victoire, si Dieu nous la donne, vous en perdrez quelques-uns, peut-être tous.

— Je ne l’ignore pas, sire. Monsieur de Galand m’a fait parvenir rapport. Cette fois, la Fronde veut les tuer et d’après lui, qui ne se trompe jamais, elle en tuera… Mais sire, à se bien souvenir, quel bonheur fut le nôtre quand tout allait si mal pour nous d’écouter le récit de leurs aventures !… Ils étaient un peu de l’honneur de la couronne, un peu de la bravoure de la France et beaucoup de notre revanche lorsque, de toutes parts, on cherchait à nous humilier !… Comment l’oublier ?

Louis XIV s’approcha de la porte, puis se retourna vivement :

— Je les aime aussi. Et bien trop, bien trop fort pour un souverain. Si je vous ai parlé ainsi, c’est pour vous préparer au pire afin de prévenir votre chagrin qui, comme le mien, sera bien grand.

— En effet, sire.

— D’autant que viendraient-ils à tous mourir, l’histoire ne doit rien savoir de leur existence. Le royaume de France n’a pu dépendre d’une poignée de barons et de galériens commandés par l’héritier d’une des plus vieilles familles de la noblesse.

— Je sais, sire !

Le roi soupira :

— Qu’est-ce qu’une vie ?… Qu’est-ce qu’un destin ?… Au moins, s’ils meurent jeunes encore, ont-ils vécu plusieurs vies en une seule. Mais de vous à moi, si je ne compte votre précieuse personne et celle de madame ma mère, ces Foulards Rouges sont chacun une des fleurs de lys de ma couronne.

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